Page littéraire : Analyse du poème « La femme noire » de Léopold Sédar Senghor
Analyse du poème « La femme noire » de Léopold Sédar Senghor
Présentation
Une petite présentation s’impose, si tout le monde connaît le nom de Léopold Sédar Senghor peu savent les détails de son œuvre et de sa vie. Léopold Senghor né au Sénégal en 1906, diplômé de l’Ecole Normale Supérieure à Paris, prof de lettres et homme d’Etat, possède la double culture sénégalaise et française, il incarne à la fois l’acceptation de la négritude et la célébration de la langue française. Comme Aimé Césaire (homme politique et littéraire de Martinique) qui la définit ainsi : « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Tous deux anticolonialistes défendant un concept prônant l'identité noire et sa culture ont eu le même parcours et la même double culture.
Député puis ministre en France, prisonnier de guerre, puis premier président de la république du Sénégal, (de 1960 à 1981), Senghor a composé la plupart de ses poèmes pendant ses 2 années de détention. Après avoir été désigné Prince des poètes en 1978, il est élu à l'Académie française en 1983.
Léopold Senghor est un être d’exception, très brillant, qui n’a pas été épargné par la vie (il a perdu 2 de ses fils dans des accidents). Il a transformé ces épreuves en résilience et chacun de ses vers transmet une émotion vibrante.
Sa poésie très musicale et très rythmée, qui ressemble aux incantations de son Afrique natale, célèbre l'espoir d’une civilisation universelle, qui abolirait les différences au profit d’un métissage culturel. Arrive-t-il à ses fins ? De quelle façon atteint-il son but ? Cet idéal était-il utopique ?
Le poème
Texte du poème Femme noire
Femme noire
Femme nue, femme noire
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Tout un symbole
Ce poème résume à lui seul tous ces idéaux humanistes. Ce qui frappe dans la poésie de Senghor en général, c’est la richesse des symboles et le fourmillement d’analogies, de métaphores. Richesse de la forme et richesse du fond, qui pourraient prêter à une analyse complexe de façon approfondie. Ce poème bien qu’étant écrit en vers libres, possède une musicalité surtout due au « refrain » : « femme nue, femme noire, femme obscure » … mais pas seulement. Grâce à un rythme martelé, incantatoire, (qui évoque le tamtam, symbole de ralliement, de cohésion sociale entre les vivants et avec les esprits.) il scande la beauté, l’amour, la terre africaine. Je donnerai juste quelques exemples de cet art de la musique : L’allitération en T donne le tempo du tamtam, (« Tamtam sculpté, tamtam tendu », « Ta voix grave de contralto ») mais l’effet de chant lui, est aussi donné par les nombreuses allitérations M/N qui évoquent le murmure, la musique en même temps que la féminité et la douceur (« mains », « midi », « promise », « mûr », « ferme ») – C’est un hymne à la femme noire, et à la femme dans sa globalité : mère, nourrice, amante, épouse. A la douceur (huile »), on peut ajouter la beauté et la grâce : (métaphore de la « gazelle » : « légère, musclée, aérienne », renforcée par : « gazelle ; céleste ; perle »).
A noter l’évocation de tous les sens : le toucher (« la douceur de tes mains »), la vue (« ta couleur », « ombre » « soleils », « étoiles »), le goût (« fruit mûr », « vin ») et surtout l’ouïe (« tamtam », « voix grave », « contre alto » *, « je chante »)
De nombreuses métaphores font que ce poème représente à la fois, la femme, la mère et l’Afrique, donc la terre nourricière. Les termes ne laissent place à aucune équivoque (« gazelle », « Mali »). Au-delà de l’allégorie de la féminité on retrouve la symbolique du pays natal. Je dirais même que c’est l’Afrique elle-même qui est personnifiée dans cette femme noire : « nue ; belle ; obscure, mystérieuse ». Elle est à la fois obscurité et lumière. (Jeux de lumière : « A l'ombre [...] s'éclaire »... ) On retrouve ces champs lexicaux de l'ombre et de la lumière dans tout le poème (« Soleils », « été », « noir »…), soulignant la complexité de la femme, la diversité de l’Afrique, toute en contrastes.
A noter également les références bibliques : « Eternel », « spirituel », « Terre promise ». Moïse découvre la terre promise : isolée, lointaine et aride mais pourtant pleine d’espérance. Ces métaphores mystiques donnent une touche émotionnelle supplémentaire.
A ces nombreux symboles on peut ajouter la pérennité, car si la femme fane, (« ta beauté qui passe ») et meurt (« cendres »), elle est à la source de la vie et la culture et la tradition africaine restent. A noter l’emploi du mot « racines » qui fait sens dans plusieurs directions à la fois, il traduit en même temps la fin de l’existence humaine dans la terre et l’ancrage du pays dans l’éternité. Pour Senghor, c’est l’écriture qui permet de fixer l’existence et la beauté dans l’immortalité : « La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du Monde ? »
Conclusion
Moi qui suis une inconditionnelle de Baudelaire, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec ses propres hymnes à la femme, jugez-en : Senghor : « A l‘ombre de ta chevelure » ; Baudelaire : « Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde », « Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues » (dans « La chevelure ») ;et dans « A une passante »
« Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? « »
Comme Baudelaire a immortalisé la féminité, Senghor a voulu immortaliser la femme noire. On peut le rapprocher également d’Aragon :
Les Yeux d’Elsa « Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire ».
Et rappelons-nous le fameux « La femme est l’avenir de l’homme » immortalisé par Jean Ferrat.
La poésie de Senghor désire la revalorisation d’une Afrique dépossédée de sa langue et de son histoire par la colonisation blanche. Son nom, comme celui de Césaire, restera lié non seulement à l’acceptation de la négritude mais à sa sublimation. Pour considérer la poésie de Senghor on ne peut donc dissocier le poète de l’homme politique et public. Son écriture sur le sujet de la négritude évolue depuis la prise en compte de la culture noire en elle-même, vers un idéal plus large : l’avènement d'une « Civilisation de l'Universel », un univers métis. Ce en quoi on peut dire qu’il a réussi : les artistes noirs tiennent une place de choix dans de nombreux domaines ; même si dans l’absolu et dans la réalité des faits sur la terre de ses ancêtres et dans le monde, il y a encore beaucoup de progrès à faire.
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Autres poèmes de Senghor à rapprocher de « Femme noire »
(Renvoi aux astres, aux bijoux, aux yeux, au Mali…) Tu as laissé glisser sur moi Autre poème de Senghor dans un registre différent, qui traite de la négritude sur le ton de l’humour. Je l’avais appris à mes élèves : Quand je suis né, j'étais noir, Tandis que toi, homme blanc, Alors, de nous deux,
*Le contre alto est la voix la plus basse chez les femmes (puis mezzo -soprano voix intermédiaire et soprano la voix la plus haute) |