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Les énigmes des sons du printemps : Une analyse de l'oeuvre de Franz von Stuck

1 Juin 2025 , Rédigé par verdon-info Publié dans #Image et poésie

Tableaux de 1. Botticelli "Le Printemps" , 2."Les sons du Printemps" de Franz Van Stuck et 3. "Les 3 Grâces" de Jean Baptiste Carpeaux
Tableaux de 1. Botticelli "Le Printemps" , 2."Les sons du Printemps" de Franz Van Stuck et 3. "Les 3 Grâces" de Jean Baptiste Carpeaux
Tableaux de 1. Botticelli "Le Printemps" , 2."Les sons du Printemps" de Franz Van Stuck et 3. "Les 3 Grâces" de Jean Baptiste Carpeaux

Tableaux de 1. Botticelli "Le Printemps" , 2."Les sons du Printemps" de Franz Van Stuck et 3. "Les 3 Grâces" de Jean Baptiste Carpeaux

Franz von Stuck (1863-1928)

Les sons du printemps (1910) (huile sur panneau, 89x89), (collection privée)

Ce tableau d’un des piliers du symbolisme allemand et acteur majeur de la Sécession de Munich est tardif par rapport au mouvement mais il pourrait le résumer tant il est caractéristique d’une certaine manière de voir, de vivre et de s’exprimer alors répandue dans toute l’Europe. Années de culte du rêve et de l’irréalité, où les artistes s’attachent, en réaction à l’académisme officiel, à suggérer plutôt que décrire.

Inscrit dans un carré parfait, son motif en V jaillit du panneau : trois jeunes filles dansent, pieds nus, sur une plateforme herbue. Le décor frappe par sa nudité : quelques silhouettes d’arbres lointains, un ciel marbré et transparent. Les robes atemporelles collent aux corps sveltes qui malgré leur jeunesse ont déjà des formes voluptueuses. L’élan de la danse, les couleurs, claires bien que tamisées - très différentes des tons sombres tant aimés du peintre - évoquent la vie et la jeunesse. Thème classique, pensera-t-on, de la ronde des trois Grâces, si souvent traitée, où les corps expriment plus que les visages. 

Bien qu’elle soit vue de dos, l’éclat de sa peau nacrée et de sa chevelure rousse, la teinte dorée de sa mise donnent plus de présence à la danseuse centrale qu’à ses compagnes. Plus le regard s’attarde sur elle, plus son personnage devient énigmatique : le visage n’apparaît que de trois quarts arrière, l’œil est invisible - et l’on sait l’importance du regard chez von Stuck - mais la puissance de la mâchoire, de la carrure et de la musculature, l’équilibre de la silhouette fermement campée sur ses deux pieds indiquent clairement une personnalité dominante. Sur sa gauche, la position en retrait, le bleu terne du vêtement, la chevelure sombre font de la deuxième jeune fille un personnage secondaire, presque un faire-valoir, dont le sourire froid et figé n’est pas particulièrement bienveillant. 

Ces subtils décalages suscitent un malaise qui s’accentue encore lorsque l’on examine sur la droite la troisième jeune fille, en totale perte d’équilibre. L’envol de ses cheveux épais, sa tête renversée, l’œil presque révulsé, son cou offert, le sein nu, la robe couleur de sang inquiètent plus qu’ils ne charment. L’accent mis à l’évidence sur les bras tendus à l’extrême et les mains nouées accroche le regard : on ne sait si les deux danseuses sur la gauche retiennent leur amie emportée par un flux contraire ou si elles s’apprêtent à la lâcher. 

Cette force centrifuge qui donne sa force et son rythme à la ronde symbolise-t-elle une union ou une désunion, un attachement ou un arrachement ? Jupes et chevelures violemment brassées suggèrent une bourrasque bien plus impétueuse que le courant d’air que peuvent susciter trois jeunes filles jouant à la ronde. Sous leurs pieds délicats, le sol instable se soulève comme une vague qui va déferler. Rien ne vient compenser cette accumulation de déséquilibres et de contradictions. Rien ne vient en distraire, ni en protéger. Ciel presque incolore vide de vie, paysage absent, sol d’herbes sèches qui oblitère l’horizon, teintes sourdes, desseins obscurs…

Il y a dans ce tableau quelque chose de douloureux et d’angoissé. Franck von Stuck aime à représenter des êtres féminins forts et maléfiques, voire malfaisants, trahissant ainsi une incertitude et une incompréhension, peut-être même une réelle crainte de la féminité, d’autant plus intense que cette dernière est séductrice. Quelle est ici son intention secrète ? Veut-il nous souffler que ce qui est danse des Grâces est aussi danse des Parques ? Cette allégorie annonce-t-elle non pas le bonjour du printemps mais l’adieu de l’automne, une douce et amère fin des temps et des amours ? Est-ce un avertissement, ce titre inadéquat ? car aucune musique, aucune harmonie ne se dégagent de cette œuvre ambiguë et assez cruelle, en définitive. D’où viendraient les sons du printemps ? les jeunes filles ne rient pas, ne fredonnent pas. D’où viendraient les mélodies ? il n’y a ni oiseaux ni musiciens. D’où viendraient les cris de joie ? il n’y a personne dans ce monde aux teintes de feuille morte que le vent emporte… Provocation ? Incitation à la méfiance et à la méditation ? Aimables jeunes filles ou divinités cosmiques redoutables ? A chacun de choisir…

Françoise Lucca

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L
Bonjour. Je suis un lecteur occasionnel mais très intéressé par les énigmes un peu tordues. Je propose deux autres hypothèses pour déchiffrer ce tableau et son titre bizarre. Elles sont toutes les deux basées sur l’examen de la structure de la peinture. La première s’appuie sur l’ellipse des bras des jeunes filles et le cône formé par les deux lignes en V de leurs corps. Ils les enferment dans la ronde mais ouvrent aussi sur le ciel. Qui dit ciel dit air, qui dit air dit vent. Un vent en forme de cône inversé, c’est une tornade : ça fait un sacré raffut. Voilà les premiers sons. Le regard attiré par le jaune de la robe se déplace vers le haut et se fait happer par l’air. On peut voir dans ce mouvement le symbole de la liberté de penser. Le souffle redescend et provoque un vent puissant qui siffle dans les robes et les cheveux. Il emporte le regard vers la fille de droite avec sa robe rouge et sa tête renversée. Dans cette interprétation, elle rit aux éclats, les cœurs des danseuses battent à tout rompre et leurs pieds tambourinent sur le sol. Le vent de leur déplacement s’ajoute à celui de l’air. Ce sont les forces de la terre, du ciel et de l’humanité qui bruissent dans cette peinture. Tout cela fait beaucoup de bruits de toute sorte. Donc, on tient les sons du titre mais le printemps manque à l’appel…<br /> La seconde hypothèse se rapproche beaucoup de celle de l’article. L’analyse technique des éléments de construction de l’œuvre explique le « malaise » ressenti : les lignes du ciel et de la terre sont descendantes ; l’image a une position légèrement décentrée par rapport au cadre ; les volumes en opposition et la flexion en arrière du personnage sur la droite créent le déséquilibre. Le monde semble vaciller vers la droite, vers une chute prévisible. D’où le vertige et la sorte de folie maléfique qui se font sentir. Le vent dessèche et vide la terre. Il devient infernal, au sens propre. Les Grâces vont-elles se transformer en bacchantes sanglantes ? Les Bacchantes ! Les Ménades, de Grèce ou d’ailleurs ! Les Parques assument avec dignité leur rôle difficile mais nécessaire. Ces furies sont bien pires : ce sont des êtres incontrôlables. En transe ou ivres d’alcool, d’hallucinogènes et de stupre, elles sont capables de dépecer leurs victimes à mains nues. Elles dansent en hurlant au son des flûtes, sistres et tambourins. Quel vacarme ! Sons du printemps ? On ne doit pas avoir la même oreille.<br /> Pas très apaisé, tout ça. Pas très net non plus. Je ne suis pas pessimiste. Je ne vois pas des films d’horreur partout. Mais je trouve qu’une interprétation très noire est la plus évidente. Difficile de faire plus misogyne que ce tableau. Une fantaisie masculine dans la guerre des genres ?!
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L
Bonsoir Lucien. Merci pour l'analyse qui m'a beaucoup appris. Je me suis même amusée à tracer sur le tableau quelques lignes droites : au centre, horizontale et verticale, puis diagonales, qui se sont révélées époustouflantes et confirment votre diagnostic. Votre hypothèse des Bacchantes est séduisante : la flexion en arrière de la danseuse de droite est en effet caractéristique des représentations de Ménades lors de leurs délires. Quant à sa robe qui pourrait avoir trempé dans le vin, elle soulève une question, accessoire mais intéressante, sur laquelle on pourrait discuter à l’infini ! en effet, aux dires de certains-es auteurs-trices, seuls les hommes « faisant les bacchants » s’enivraient au vin, les femmes se contentant (si j’ose dire) de transes hypnotiques, issues de musiques frénétiques et de danses jusqu’à épuisement. Mais peut-être est-ce une fantaisie féministe dans la guerre des genres ?